(FR) Lo Studio

Une Venise à réinventer
Maxime Gasnier, FORMAE, July 5, 2024

Dans le Dorsoduro, la galerie Lo Studio inaugurée en avril dernier, à l'ouverture de la Biennale de Venise, enracine une création expérimentale locale au cœur de son programme, sous l'impulsion de la curatrice Nadja Romain.

 

LABORATOIRE DU FUTUR

Productrice et commissaire d'expositions, Nadja Romain a toujours été inspirée par l'héritage artistique de Venise et sa réalité contemporaine. Ce n'est done pas un hasard si elle a choisi d'amarrer son premier espace, Lo Studio, au bord de la lagune qui dessine le contour du Dorsoduro, quartier vibrant des prestigieuses institutions - Gallerie dell'Accademia, Peggy Guggenheim Collec-tion, Punta della Dogana - antérieures à son arrivée. « Venise est la meilleure illustration de la capacité de l'être humain à créer l'impossible. Sa beauté est fascinante et reflète son illustre passé de carrefour des civilisations, de premier hub international. Aujourd'hui, je vois Venise comme un laboratoire du futur, un lieu qui, grâce à sa singularité sociale, architecturale, géographique et cultu-relle, offre une plateforme pour envisager et inventer un nouveau mode de vie dans notre monde en pleine mutation », précise la fondatrice.

Animé par ce leitmotiv, Lo Studio est voué à inviter des artistes établis à Venise à réinterpréter le lieu en se saisissant de son espace et en favorisant les collaborations avec les communautés artisanales locales. En 2020 déjà, Nadja Romain organisait l'exposition «Unbreakable Women in Glass», avec l'artiste Koen Vanmechelen, à la Fondazione Berengo, qui a reçu le prix Bonhams de la meilleure exposition lors de la Semaine du verre de Venise. Un an plus tard, elle assurait le commissariat de Yugen, incluant l'artiste vénitienne Irene Cat-taneo, aujourd'hui à l'honneur de l'exposition inaugurale de Lo Studio.

 

ALCHIMIE DES FORMES

Étymologiquement, l'origine du mot anglais studio désigne l'atelier d'artiste, qui lui-même est emprunté de l'italien pour signifier le « lieu où l'on étudie, où l'on travaille » et du latin studium qui renvoie à l'« étude avec ardeur». Consciencieusement donc, Lo Studio s'impose comme un espace d'expérimentation, appliqué, où entrent en résonance art, design et artisanat. Trois disciplines complémentaires, en mouvement perpétuel, qui sont la métaphore de vases communicants favorisant continuellement la perméabilité entre formes, matières et volumes.

À cette image correspond l'exposition d'Irene Cattaneo, que l'on découvre dans la première aire de la galerie. « meteomorphosis», titre du solo show, met en lumière toute cette aura transformatrice qui embaume la pratique de la jeune sculptrice italienne. Dans un bleu ciel qui immerge la galerie, l'artiste rassemble ses pièces de verre - matière avec laquelle elle s'est familiarisée à Murano -, de marbre et de métal qui tiennent rôle de mobilier, d'accessoires et d'objets. Fonctionnels ou contemplatifs, il revient au visiteur de décider quel en serait l'usage. L'installation immersive s'intéresse tant à l'alchimie des mots que de l'art: dans cet espace atmosphérique, nébuleux, Irene Cattaneo écrit à même le sol et sur les murs. Elle dresse une topographie onirique qui rappelle que la création se raconte aussi à travers des repères indéterminés, volatils.

Changement d'environnement au fond de la galerie. La vacuité du doux bleu abyssal enveloppant l'entrée laisse place à une pièce électrique qui achève les 150 mètres carrés de Lo Studio. Un air de punk garage motive cette seconde salle où s'établissent les créations du duo Bloko 748, composé des artistes Antonio Davanzo et Victor Miklos Andersen. « laguna antropica»: ici, encore, la référence à Venise ne peut s'invisibiliser. Le statement de cette autre exposition inaugurale figure «une invitation à repenser l'image classique de Venise en empruntant des matériaux, des techniques et des éléments visuels insolites, favorisant ainsi une interaction vibrante entre le passé et le futur potentiel de la ville. » Le tandem formé pendant des études à la Design Academy Eindhoven révise ici les principes de l'architecture vénitienne et des décors de la cité, par le biais de techniques d'impression 3D et de moulages divers, tout en juxtaposant les matériaux - synthétiques comme naturels. Multipliant les couleurs acides, cette installation empile des volumes qui épousent une esthétique de science-fiction, dans laquelle se dessinent un sofa, une table, un lustre, une étagère murale. Soit la synthèse d'une Venise passée et d'une autre à venir.

 

3 QUESTIONS À

Nadja Romain

 

Lo Studio se veut être un lieu de collaboration avec des artistes locaux. Quels aspects de Venise souhaitez-vous mettre en exergue en vous établissant ici?

Ce qui m'intéresse, c'est Venise en tant que hub international doté d'un patrimoine culturel et d'une histoire unique, faisant de cette ville un carrefour des civilisations depuis des siècles. Venise a longtemps été une porte d'entrée vers le monde, jusqu'à ce que la découverte de nouvelles routes vers les Indes et l'Amérique lui fasse perdre ce statut de point de connexion. Venise est à la fois une ile isolée, vivant en vase clos, et une cité internationale qui, dès 1895, a organisé la première biennale d'art international. Aujourd'hui encore, Venise est un vivier de créativité, un lieu qui inspire la création. J'aime vivre à Venise, j'apprécie mon quotidien dans ce village cosmopolite où l'on rencontre le monde entier. Ici, je trouve de nombreuses ressources pour créer des relations entre les artistes et les artisans, et pour réfléchir à la manière dont l'art s'intègre aujourd'hui dans le paysage architectural et urbain. Je suis également passionnée par la façon dont les traditions artisanales peuvent se perpétuer à travers l'imagination des artistes contemporains.

 

En quoi cette double exposition inaugurale reflète-t-elle les principes de Lo Studio ?

Cette double exposition révèle des imaginaires très différents. J'aime cette diversité, cet éclectisme. Le travail d'Irene Cattaneo est très poétique, féminin, sophistiqué et sensuel. Elle travaille avec des matériaux nobles. Sa pratique commence par le langage, les mots, les associations d'idées, entre la psychanalyse et le surréalisme. Du verbe naissent la forme et la matière. Pour cette exposition, Irene a travaillé comme un peintre dont le canevas serait l'espace, recréant chaque centimètre selon sa vision. Elle aime les intérieurs et la fonctionnalité des objets, elle a conçu l'espace comme une maison dans le ciel.

Ce ciel de Venise, source constante d'inspiration pour elle, inspire les artistes depuis des siècles. Bloko 748, de son côté, travaille dans la matière. Le duo part de matériaux souvent récupérés, crée les formes d'abord de manière digitale et utilise les nouvelles technologies. Ils sculptent et transforment, mélangeant les matériaux pour créer des formes animales sorties d'un univers de science-fiction. Pour l'exposition, tous les matériaux récupérés évoquent Venise: les poteaux en bois - les bricole - qui font partie du paysage de la lagune, ou encore ces colonnes en briques qui soutiennent les terrasses de Venise - les altane - deviennent des éléments d'un canapé recyclé avec du matériel indus-triel. Ce que j'aime dans ces approches variées, c'est qu'elles incarnent l'esprit de Lo Studio: des artistes qui travaillent à Venise tout en ayant une portée internationale, et qui dialoguent avec la ville. Beaucoup prennent de Venise sans rien lui rendre en retour. Leurs pratiques différentes reflètent ma ligne curatoriale: créer des objets et des espaces fonctionnels, mais pas seulement.

À la fois leurs liens avec Venise et leur ouverture sur le monde sont très représentatifs de Lo Studio. Dans cette optique, je travaille également sur un projet d'exposition sur l'Amérique du Sud, qui explorera d'autres perspectives artistiques internationales.

 

À la croisée de l'art et du design, Lo Studio souhaite valoriser les expérimentations créatives.

Quel regard portez-vous sur la jeune scène artistique ?

Je porte un regard sur la créativité, quel qu'en soit l'âge. Gaetano Pesce, qui vient de nous quitter, était un jeune homme de 84 ans. Mon amie Emilia Kabakov m'impressionne toujours par sa créativité et son désir. Le talent et la vision sont innés. J'ai beaucoup travaillé avec des artistes connus, d'un certain âge. Aujourd'hui, j'aime collaborer avec des artistes plus jeunes et participer à l'élaboration d'un langage artistique en devenir. C'est au cœur de ma relation avec Irene Cattaneo, avec qui je travaille depuis ses débuts il y a quatre ans.

C'est fascinant de voir son univers prendre forme et s'affirmer au fil des pro-jets. Je pense que la scène artistique actuelle est vaste. Il est à la fois plus facile d'être artiste, car c'est devenu «cool», mais plus difficile en raison de la grande concurrence et de l'accès accru à la formation et à la diffusion. Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est la fluidité de plus en plus affirmée entre l'art et les arts dits décoratifs. Daniel Arsham est l'exemple parfait - bien que rare - d'un artiste qui s'exprime librement à travers la mise en scène, le design, la vidéo, la sculpture, etc. Si l'on remonte aux origines de la modernité, le mouvement Arts and Crafts, qui met la main, l'artisanat et la nature au cœur de la pratique artistique, est un mouvement fondateur. Pourtant, le XX® siècle s'est rapidement et profondément éloigné des arts appliqués ou décoratifs après la période du Bauhaus. Je m'intéresse à la jeune scène artistique qui se pose ces questions.

Irene Cattaneo et Bloko 748 apportent des réponses à ces enjeux.